• L’érosion de la colère, par JM Couvreur, philosophe

     Ce qui se passe insensiblement, ce à quoi on assiste dans nos sociétés fatiguées, c'est à un recul de la fureur. La fureur est un concept intéressant pour désigner la réaction qui se manifeste quand on a de bonnes raisons de croire que des conditions pourraient être changées et qu'elles ne le sont pas, comme le précise Hannah Arendt dans Crises of the Republic. On n'entre jamais en fureur devant une catastrophe naturelle, c'est plutôt l'affliction, le désespoir qui se répandent. Face à ce qu'on ne peut modifier, des tonalités affectives diverses apparaissent mais jamais la fureur. Celle-ci ne naît « que lorsque notre sens de la justice est bafoué ».

    Car là est le mal. Le mal ne consiste pas dans un excès mais dans un déséquilibre. Le mal n'est pas de voir tel dirigeant d'entreprise gagner un salaire mirobolant, après tout le goût de la richesse peut être contestable mais n'est pas en soi gênant, n'est pas en soi un mal. La tension douloureuse apparaît dans la corrélation qu'on peut établir entre ce gain extrême et l'extrême démunition de ceux qui se battent pour survivre. Là commence l'intolérable. Or il existe quelque chose de plus insupportable que tout, c'est la mauvaise foi dénégatrice de ceux qui contestent l'existence d'un rapport entre possédants et aliénés. Interpréter comme une fatalité naturelle une situation dont les ressorts sont exclusivement humains et donc modifiables par définition a quelque chose de fondamentalement inadmissible, propre à soulever des tempêtes sociales. Former le lien entre ceux qui, dans l'organisation du travail, bénéficient des fonctions les plus prestigieuses ou qui peuvent se dispenser d'une activité laborieuse et ceux qui n'ont pas d'autre choix que de devoir fournir sans relâche leur énergie et leur corps pour subsister. Quand on parle de mérite, critère à priori pertinent puisqu'il repose sur l'effort et la compétence, c'est-à-dire sur la volonté et la nature, on oublie souvent que beaucoup ayant entretenu leurs dispositions par un réel exercice ont dès le départ eu le seul mérite d'être bien nés; il y a là un critère tacite que l'on omet car il est politiquement incorrect et irritant. D'autre part, la faiblesse du mérite, c'est de s'appuyer sur des éléments considérés comme évidents (la persévérance, le talent) et inhérents à ce que, de manière nébuleuse, on nomme le caractère, le tempérament. Or ces données ne font l'objet d'aucune analyse, d'aucune inspection de l'esprit : comment devient-on déterminé ? Qu'est-ce qui préside à la constitution de la volonté chez un être ? D'où vient le talent ? Est-ce naturel ? Est-ce à dire génétique ? Voilà que, dès qu'on pousse un peu la réflexion, on se sent encombré de questions non posées qui auraient bien fait de l'être mais il est ô combien plus confortable de se rassurer avec des réponses toutes faites ! ...Lire la suite

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :